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L'ECOLE DES MERES Marivaux
ACTE I Scène 6 Angélique, Lisette.

ANGÉLIQUE, un moment seule : Qui ne me laisse ignorer que le mal ! Et qu'en sait-elle ? Elle l'a donc appris ? Eh bien, je veux l'apprendre aussi.
LISETTE, survient : Eh bien, Mademoiselle, à quoi en êtes-vous ?
ANGÉLIQUE : J'en suis à m'affliger, comme tu vois.
LISETTE : Qu'avez-vous dit à votre mère ?
ANGÉLIQUE : Eh ! Tout ce qu'elle a voulu.
LISETTE : Vous épouserez donc Monsieur Damis ?
ANGÉLIQUE : Moi, l'épouser ! Je t'assure que non ; c'est bien assez qu'il m'épouse.
LISETTE : Oui, mais vous n'en serez pas moins sa femme.
ANGÉLIQUE : Eh bien, ma mère n'a qu'à l'aimer pour nous deux ; car pour moi je n'aimerai jamais qu'Eraste.
LISETTE : Il le mérite bien.
ANGÉLIQUE : Oh ! Pour cela, oui. C'est lui qui est aimable, qui est complaisant, et non pas ce Monsieur Damis que ma mère a été prendre je ne sais où, qui ferait bien mieux d'être mon grand-père que mon mari, qui me glace quand il me parle, et qui m'appelle toujours ma belle personne ; comme si on s'embarrassait beaucoup d'être belle ou laide avec lui : au lieu que tout ce que me dit Eraste est si touchant ! On voit que c'est du fond du coeur qu'il parle ; et j'aimerais mieux être sa femme seulement huit jours, que de l'être toute ma vie de l'autre.
LISETTE : On dit qu'il est au désespoir, Eraste.
ANGÉLIQUE : Eh ! Comment veut-il que je fasse ? Hélas ! Je sais bien qu'il sera inconsolable : N'est-on pas bien à plaindre, quand on s'aime tant, de n'être pas ensemble ? Ma mère dit qu'on est obligé d'aimer son mari ; eh bien ! Qu'on me donne Eraste ; je l'aimerai tant qu'on voudra, puisque je l'aime avant que d'y être obligée, je n'aurai garde d'y manquer quand il le faudra, cela me sera bien commode.
LISETTE : Mais avec ces sentiments-là, que ne refusez-vous courageusement Damis ? Il est encore temps ; vous êtes d'une vivacité étonnante avec moi, et vous tremblez devant votre mère. Il faudrait lui dire ce soir : Cet homme-là est trop vieux pour moi ; je ne l'aime point, je le hais, je le haïrai, et je ne saurais l'épouser.
ANGÉLIQUE : Tu as raison : mais quand ma mère me parle, je n'ai plus d'esprit ; cependant je sens que j'en ai assurément ; et j'en aurais bien davantage, si elle avait voulu ; mais n'être jamais qu'avec elle, n'entendre que des préceptes qui me lassent, ne faire que des lectures qui m'ennuient, est-ce là le moyen d'avoir de l'esprit ? Qu'est-ce que cela apprend ? Il y a des petites filles de sept ans qui sont plus avancées que moi. Cela n'est-il pas ridicule ? Je n'ose pas seulement ouvrir ma fenêtre. Voyez, je vous prie, de quel air on m'habille ? Suis-je vêtue comme une autre ? Regardez comme me voilà faite : Ma mère appelle cela un habit modeste : il n'y a donc de la modestie nulle part qu'ici ? Car je ne vois que moi d'enveloppée comme cela ; aussi suis-je d'une enfance, d'une curiosité ! Je ne porte point de ruban, mais qu'est-ce que ma mère y gagne ? Que j'ai des émotions quand j'en aperçois. Elle ne m'a laissé voir personne, et avant que je connusse Eraste, le coeur me battait quand j'étais regardée par un jeune homme. Voilà pourtant ce qui m'est arrivé.
LISETTE : Votre naïveté me fait rire.
ANGÉLIQUE : Mais est-ce que je n'ai pas raison ? Serais-je de même si j'avais joui d'une liberté honnête ? En vérité, si je n'avais pas le coeur bon, tiens, je crois que je haïrais ma mère, d'être cause que j'ai des émotions pour des choses dont je suis sûre que je ne me soucierais pas si je les avais. Aussi, quand je serai ma maîtresse ! Laisse-moi faire, va... Je veux savoir tout ce que les autres savent.
LISETTE : Je m'en fie bien à vous.
ANGÉLIQUE : Moi qui suis naturellement vertueuse, sais-tu bien que je m'endors quand j'entends parler de sagesse ? Sais-tu bien que je serai fort heureuse de n'être pas coquette ? Je ne la serai pourtant pas ; mais ma mère mériterait bien que je la devinsse.
LISETTE : Ah ! Si elle pouvait vous entendre et jouir du fruit de sa sévérité ! Mais parlons d'autre chose. Vous aimez Eraste ?
ANGÉLIQUE : Vraiment oui, je l'aime, pourvu qu'il n'y ait point de mal à avouer cela ; car je suis si ignorante ! Je ne sais point ce qui est permis ou non, au moins.
LISETTE : C'est un aveu sans conséquence avec moi.
ANGÉLIQUE : Oh ! Sur ce pied-là je l'aime beaucoup, et je ne puis me résoudre à le perdre.
LISETTE : Prenez donc une bonne résolution de n'être pas à un autre. Il y a ici un domestique à lui qui a une lettre à vous rendre de sa part.
ANGÉLIQUE, charmée : Une lettre de sa part, et tu ne m'en disais rien ! Où est-elle ? Oh ! Que j'aurai de plaisir à la lire ! Donne-moi-la donc ! Où est ce domestique ?
LISETTE : Doucement ! Modérez cet empressement-là ; cachez-en du moins une partie à Eraste : si par hasard vous lui parliez, il y aurait du trop.
ANGÉLIQUE : Oh ! Dame, c'est encore ma mère qui en est cause. Mais est-ce que je pourrai le voir ? Tu me parles de lui et de sa lettre, et je ne vois ni l'un ni l'autre.